Chapitre XVIII

 

Et vite ils ont doublé le pas.

Rien ne peul arrêter leur fuite ;

Les morts vont vite, vite, vite.

Pourquoi ne me suivrais-tu pas ?

Burger.

 

Lorsqu’on est accablé de malheurs dont la cause et le caractère sont différents, on y trouve au moins cet avantage que la distraction que produisent en nous leurs effets contradictoires nous donne la force de ne succomber sous aucun. J’étais profondément affligé de me séparer de miss Vernon ; mais je l’aurais été bien davantage si les circonstances fâcheuses où se trouvait mon père n’eussent exigé mon attention. De même les tristes nouvelles que venait de m’apprendre M. Tresham m’auraient anéanti si mon cœur n’eût été partagé par les regrets que m’inspirait la nécessité de quitter celle qui m’était si chère. Mon amour pour Diana était aussi ardent que ma tendresse pour mon père était vive ; mais j’éprouvai qu’il est possible de diviser sa sensibilité quand deux causes différentes la mettent en jeu en même temps, comme les fonds d’un débiteur insolvable se partagent au marc la livre entre ses créanciers. Telles étaient mes réflexions en gagnant mon appartement. On aurait véritablement dit que l’esprit de commerce commençait à s’éveiller en moi.

Je relus avec grande attention la lettre de votre père ; elle était assez laconique et me renvoyait pour les détails à Owen, qu’il m’engageait à aller joindre sans perdre un instant dans une ville d’Écosse nommée Glascow. Il ajoutait que j’aurais des nouvelles de mon vieil ami chez MM. Macvittie, Macfin et compagnie, négociants dans cette ville, au quartier de Gallowgate. Il me parlait de diverses lettres qui m’avaient été écrites, et que je n’avais jamais reçues, parce qu’elles avaient sans doute été interceptées, et se plaignait de mon silence en termes qui auraient été souverainement injustes si mes missives fussent parvenues à leur destination. Plus je lisais cette lettre, plus mon étonnement redoublait. Je ne doutai pas un instant que le génie de Rashleigh ne veillât autour de moi, et ne m’entourât à dessein de ténèbres et de difficultés. Je n’entrevoyais pas sans effroi l’étendue des moyens que sa scélératesse féconde avait employés pour parvenir à son but. Il faut que je me rende ici justice à moi-même ; le chagrin de m’éloigner de miss Vernon, quelque vif qu’il fût, quelque insupportable qu’il m’eût paru dans toute autre circonstance, ne devint pour moi qu’une considération secondaire en songeant aux dangers dont mon père était menacé. Ce n’était pas que j’attachasse un grand prix à la fortune : je pensais même, comme presque tous les jeunes gens dont l’imagination est ardente, qu’il est plus facile de se passer de richesses que de consacrer son temps et ses soins aux moyens d’en acquérir. Mais dans la situation où se trouvait mon père, je savais qu’il regarderait une suspension de paiements comme une tache ineffaçable, que la vie deviendrait sans attraits pour lui et qu’il envisagerait la mort comme sa seule espérance.

Mon esprit n’était donc occupé qu’à chercher les moyens de détourner cette catastrophe, et je le faisais avec une ardeur dont j’aurais été incapable s’il ne se fût agi que de ma fortune personnelle. Le résultat de mes réflexions fut une ferme résolution de partir d’Osbaldistone-Hall le lendemain matin et de prendre la route de Glascow afin d’y joindre Owen. Je jugeai à propos de n’apprendre mon départ à mon oncle qu’en lui laissant une lettre de remerciements pour le bon accueil que j’en avais reçu, et pour m’excuser en termes généraux sur une affaire urgente et imprévue qui me forçait à le quitter sans les lui offrir moi-même. Je connaissais assez le vieux chevalier pour savoir qu’il me pardonnerait ce manque apparent de politesse, et j’avais conçu une idée si terrible des combinaisons perfides de Rashleigh que je craignais qu’il n’eût préparé quelques ressorts secrets pour empêcher un voyage que je n’entreprenais que pour déjouer ses projets si j’annonçais publiquement mon départ d’Osbaldistone-Hall.

J’étais donc bien déterminé à partir le lendemain dès la pointe du jour et à franchir les frontières d’Écosse avant qu’on pût même se douter que j’avais quitté le château. Mais il existait un obstacle puissant qui semblait devoir nuire à la célérité de mon voyage. Non seulement j’ignorais quel était le plus court chemin pour me rendre à Glascow, mais je n’en connaissais même nullement la route. La promptitude étant de la plus grande importance, je résolus de consulter à ce sujet André Fairservice comme étant une autorité compétente pour me tirer d’embarras sans délai.

Quoiqu’il fût déjà tard, je voulus m’occuper sur-le-champ de cet objet intéressant et je me rendis à l’instant même chez le jardinier. Sa demeure était à peu de distance du mur extérieur du jardin : c’était une chaumière entièrement construite dans le style d’architecture du Northumberland. Les fenêtres et les portes en étaient décorées de lourdes architraves et de linteaux massifs en pierre brute. Le toit était couvert de joncs en place de chaume, de tuiles ou d’ardoises. D’un côté un ruisseau roulait son eau limpide. Un antique poirier ombrageait de ses branches un petit parterre qu’on voyait devant la maison. Par-derrière était un jardin potager, un enclos en pâturage pour une vache, et un petit champ semé. En un mot, tout annonçait cette aisance que la vieille Angleterre procure à ses habitants jusque dans ses provinces les plus reculées.

En approchant de la maison du prudent André, j’entendis parler d’un ton nasal et solennel, ce qui me fit croire que, suivant la coutume méritoire de ses citoyens, il avait assemblé quelques-uns de ses voisins pour les joindre à lui dans ses dévotions du soir, car il n’avait ni femme, ni fille, ni sœur, ni personne du sexe féminin qui demeurât avec lui. Mon père, me dit-il un jour, a eu assez de ce bétail. Cependant il se formait quelquefois un auditoire composé de catholiques et de protestants, tisons qu’il arrachait au feu, disait-il, en les convertissant au presbytérianisme, quoi qu’en pussent dire les PP. Vaughan et Docharty et les ministres de l’église anglicane, qui regardaient son intervention dans les matières spirituelles comme une hérésie qui s’introduisait en contrebande. Il était donc comme possible qu’il tînt chez lui ce soir une assemblée de cette nature. Mais, en écoutant plus attentivement, je reconnus que le bruit que j’entendais n’était produit que par les poumons d’André ; et, lorsque j’ouvris la porte pour entrer, je le trouvai seul, lisant à haute voix, pour sa propre édification, un livre de controverses théologiques et livrant bataille de tout son cœur à des mots qu’il ne comprenait point.

– C’est vous, M. Frank ? me dit-il en mettant de côté son énorme in-folio ; j’étais à lire un peu le digne docteur Lightfoot[49].

– Lightfoot ! répliquai-je en jetant les yeux sur le lourd volume, jamais auteur ne fut plus mal nommé.

– C’est pourtant bien son nom, monsieur ; c’était un théologien comme on n’en voit plus de pareil. Cependant je vous demande pardon de vous laisser debout à la porte ; mais j’ai été si tourmenté des esprits la nuit dernière, Dieu me préserve ! je ne voulais l’ouvrir qu’après avoir lu tout le service du soir, et je viens justement de finir le cinquième chapitre de Néhémie. Si cela ne suffit pas pour les tenir en respect, je ne sais pas ce qu’il faudra que je fasse.

– Tourmenté des esprits, André ! que voulez-vous dire ?

– Que j’ai eu à combattre contre eux toute la nuit. Ils voulaient, Dieu me préserve ! me faire sortir de ma peau sans même se donner la peine de m’écorcher comme une anguille.

– Trêve à vos frayeurs pour un moment, André. Je désire savoir si vous pouvez m’enseigner le chemin le plus court pour me rendre à une ville de votre Écosse appelée Glascow.

– Le chemin de Glascow ! si je le connais ! et comment ne le connaîtrais-je pas ? Elle n’est qu’à quelques milles de mon endroit, de la paroisse de Dreepdayly, qui est un petit brin à l’ouest. Mais, Dieu me préserve ! pourquoi donc Votre Honneur va-t-il à Glascow ?

– Pour des affaires particulières.

– Autant vaudrait me dire : Ne me faites pas de questions et je ne vous répondrai pas de mensonges. À Glascow !... Je pense que vous feriez quelque honnêteté à celui qui vous y conduirait ?

– Certainement, si je trouvais quelqu’un qui allât de ce côté.

– Vous feriez attention à son temps et à ses peines ?

– Sans aucun doute ; et si vous pouvez trouver quelqu’un qui veuille m’accompagner, je le paierai généreusement.

– C’est aujourd’hui dimanche, dit André en levant les yeux vers le ciel ; ce n’est pas un jour à parler d’affaires charnelles ; sans cela je vous demanderais ce que vous donneriez à celui qui vous tiendrait bonne compagnie sur la route, qui vous dirait le nom de tous les châteaux que vous verriez, et toute la parenté de leurs propriétaires.

– Je n’ai besoin que de connaître la route, la route la plus courte, et je paierai à celui qui voudra me la montrer tout ce qui sera raisonnable.

– Tout, répliqua André, ce n’est rien, et le garçon dont je parle connaît tous les sentiers, tous les détours des montagnes, tous...

– Je suis pressé, André, je n’ai pas de temps à perdre ; faites le marché pour moi, et je l’approuve d’avance.

– Ah ! voilà qui est parler. Eh bien, je crois, Dieu me préserve ! que le garçon qui vous y conduira, ce sera moi.

– Vous, André ? voulez-vous donc quitter votre place ?

– Je vous ai déjà dit, M. Frank, que je pense depuis longtemps à quitter le château, depuis l’instant que j’y suis entré. Mais à présent j’ai pris mon parti tout de bon : autant plus tôt que plus tard.

– Mais ne risquez-vous pas de perdre vos gages ?

– Sans doute il y aura de la perte. Mais j’ai vendu les pommes du vieux verger et j’ai encore l’argent, quoique sir Hildebrand, c’est-à-dire son intendant, m’ait pressé de le lui remettre, comme si c’eût été une mine d’or ; et puis j’ai reçu quelque argent pour acheter des semailles, et puis... Enfin cela fera une sorte de compensation. D’ailleurs Votre Honneur fera attention à ma perte et à mon risque quand nous serons à Glascow. Et quand Votre Honneur compte-t-il partir ?

– Demain matin, à la pointe du jour.

– C’est un peu prompt ! Et où trouverai-je un bidet ? Attendez... ! Oui, je sais où trouver la bête qui me convient.

– Ainsi donc, André, demain à cinq heures je vous trouverai au bout de l’avenue.

– Ne craignez rien, M. Frank : que le diable m’emporte, par manière de parler au moins, si je vous manque de parole ! Mais si vous voulez suivre mon avis, nous partirons deux heures plus tôt. Je connais les chemins la nuit comme le jour, et j’irais d’ici à Glascow les yeux bandés, par la route la plus courte, sans me tromper une seule fois.

Le grand désir que j’avais de partir me fit adopter l’amendement d’André, et nous convînmes de nous trouver au rendez-vous indiqué le lendemain à trois heures du matin.

Une réflexion se présenta pourtant à l’esprit de mon futur compagnon de voyage.

– Mais les esprits ! s’écria-t-il, les esprits ! s’ils venaient à nous poursuivre à trois heures du matin ! je ne me soucierais pas d’avoir leur visite deux fois dans vingt-quatre heures.

– N’en ayez pas peur, lui dis-je en le quittant. Il existe sur la terre assez de malins esprits qui savent agir pour leur intérêt, mieux que s’ils avaient à leurs ordres tous les suppôts de Lucifer.

Après cette exclamation, qui me fut arrachée par le sentiment de situation dans laquelle je me trouvais, je sortis de la chaumière d’André et je m’en retournai au château.

Je fis le peu de préparatifs indispensables ; je chargeai mes pistolets, et je me jetai tout habillé sur mon lit pour tâcher de me préparer, par quelques heures de sommeil, à supporter la fatigue du voyage que j’allais entreprendre et les inquiétudes qui devaient m’accompagner jusqu’à la fin de la route. La nature, épuisée par les agitations que j’avais éprouvées pendant cette journée, me fut plus favorable que je n’osais l’espérer, et je jouis d’un sommeil paisible dont je ne sortis qu’en entendant sonner deux heures à l’horloge du château, placée au haut d’une tour dont ma chambre était voisine. J’avais eu soin de garder de la lumière. Je me levai à l’instant et j’écrivis la lettre que j’avais dessein de laisser pour mon oncle. Cette besogne terminée, j’emplis une valise des vêtements qui m’étaient le plus nécessaires, je laissai dans ma chambre le reste de ma garde-robe ; je descendis l’escalier sans faire de bruit, je gagnai l’écurie sans obstacle ; là, quoique je ne fusse pas aussi habile palefrenier qu’aucun de mes cousins, je sellai et bridai mon cheval et me mis en route.

En entrant dans l’avenue qui conduisait à la porte du parc, je m’arrêtai un instant et me retournai pour voir encore une fois les murs qui renfermaient Diana Vernon. Il me semblait qu’une voix secrète me disait que je m’en séparais pour ne plus la revoir. Il était impossible, dans la succession longue et irrégulière des fenêtres gothiques du château, que les pâles rayons de la lune n’éclairaient qu’imparfaitement, de reconnaître celles de l’appartement qu’elle occupait. Elle est déjà perdue pour moi, pensais-je en cherchant inutilement à les distinguer, perdue avant même que j’aie quitté l’enceinte des lieux qu’elle habite ! Quelle espérance me reste-t-il donc ? d’avoir quelque correspondance avec elle, quand nous serons séparés !

J’étais absorbé dans une rêverie d’une nature peu agréable, quand l’horloge du château fit entendre trois heures et rappela à mon souvenir un individu bien moins intéressant pour moi et un rendez-vous auquel il m’importait d’être exact.

En arrivant au bout de l’avenue, j’aperçus un homme à cheval, caché par l’ombre que projetait la muraille du parc. Je toussai plusieurs fois ; mais ce ne fut que lorsque j’eus prononcé le nom André, à voix basse, que le jardinier me répondit : – Oui, oui, c’est André.

– Marchez devant, lui dis-je, et gardez bien le silence s’il est possible, jusqu’à ce que nous ayons traversé le village qui est dans la vallée.

André ne se fit pas répéter cet ordre ; il partit à l’instant même et d’un pas beaucoup plus rapide que je ne l’aurais désiré. Il obéit si scrupuleusement à mon injonction de garder le silence qu’il ne répondit à aucune des questions que je ne cessais de lui adresser sur la cause d’une marche si rapide, et qui me semblait aussi peu nécessaire qu’imprudente au commencement d’un long voyage, puisqu’elle pouvait mettre nos chevaux hors d’état de le continuer. Nous ne traversâmes pas le village. Il me fit passer par des sentiers détournés ; nous arrivâmes dans une grande plaine et nous nous trouvâmes ensuite au milieu des montagnes qui séparent l’Angleterre de l’Écosse, dans ce qu’on appelle les Marches moyennes[50]. Le chemin, ou plutôt le mauvais sentier que nous suivions alors, était coupé à chaque instant tantôt par des broussailles, tantôt par des marais. André pourtant ne ralentissait pas sa course, et nous faisions bien neuf à dix milles par heure.

J’étais surpris et mécontent de l’opiniâtreté du drôle, et il fallait pourtant le suivre ou perdre l’avantage d’avoir un conducteur. Nous ne trouvions que des montées et des descentes rapides sur un terrain où nous risquions à chaque instant de nous rompre le cou ; nous passions de temps en temps à côté de précipices dans lesquels le moindre faux pas de nos chevaux nous aurait fait trouver une mort certaine. La lune nous prêtait quelquefois une faible lumière, mais souvent un nuage ou une montagne nous plongeait dans de profondes ténèbres : je perdais alors de vue mon guide, et il ne me restait pour me diriger que le bruit des pieds de son cheval et le feu qu’ils tiraient des rochers sur lesquels nous marchions. La rapidité de cette course et l’attention que le soin de ma sûreté m’obligeait de donner à mon cheval me furent d’abord de quelque utilité pour me distraire des réflexions pénibles auxquelles j’aurais été tenté de m’abandonner. Je criai de nouveau à André de ne pas aller si vite, et je me mis sérieusement en colère quand je vis qu’il ne faisait aucune attention à mes ordres répétés et que je n’en pouvais tirer aucune réponse. Mais la colère ne me servait à rien. Je m’efforçai deux ou trois fois de le joindre, bien résolu à lui caresser les épaules du manche de mon fouet ; mais il était mieux monté que moi, et soit qu’il se doutât de mes bonnes intentions, soit que son coursier fût piqué d’une noble émulation, dès que je parvenais à en approcher, il ne tardait pas à regagner le terrain qu’il avait perdu. Enfin, n’étant plus maître de ma colère, je lui criai que j’allais avoir recours à mes pistolets et envoyer à Hostpur André[51] une balle qui le forcerait de ralentir l’impétuosité de sa marche. Il est probable qu’il entendit cette menace et qu’elle fit sur lui quelque impression ; car il changea d’allure sur-le-champ, et en peu d’instants je me trouvai à son côté.

– Il n’y a pas de bon sens de courir comme nous le faisons ! dit-il du plus grand sang-froid.

– Et pourquoi courez-vous ainsi, misérable ?

– Je croyais que Votre Honneur était pressé, me répliqua-t-il avec une gravité imperturbable.

– Ne m’avez-vous donc pas entendu depuis deux heures vous crier d’aller plus doucement ? Êtes-vous ivre ? Êtes-vous fou ?

– C’est que, voyez-vous, M. Frank, j’ai l’oreille un peu dure, et puis le bruit des pieds des chevaux sur ces rochers, et puis... et puis il est vrai que j’ai bu le coup de l’étrier avant de partir ; et, comme je n’avais personne pour boire à ma santé, il a bien fallu m’en charger moi-même ; et puis je ne voulais pas laisser à ces papistes le reste de mon eau-de-vie ; je n’aime à rien perdre, voyez-vous.

Tout cela pouvait être vrai, cependant je n’en croyais pas un mot. Mais, comme la position où je me trouvais exigeait que je maintinsse la bonne intelligence entre mon guide et moi, je me contentai de lui prescrire de marcher à l’avenir à mon côté.

Rassuré par mon ton pacifique, André leva le sien d’une octave, suivant son habitude ordinaire de pédanterie.

– Votre Honneur ne me persuadera jamais, pas plus que personne au monde, qu’il soit prudent de s’exposer à l’air de la nuit sans s’être garni l’estomac d’un bon verre d’eau-de-vie ou de genièvre, ou de quelque autre réconfortant semblable ; et j’en puis parler savamment, car, Dieu me préserve ! j’ai bien des fois traversé ces montagnes pendant la nuit ayant de chaque côté de ma selle une petite barrique d’eau-de-vie.

– En d’autres termes, André, vous faisiez la contrebande. Comment un homme qui a des principes aussi rigides que les vôtres pouvait-il se résoudre à frauder ainsi les droits du trésor public ?

– Ce ne sont que les dépouilles des Égyptiens : la pauvre Écosse, depuis le malheureux acte d’Union à l’Angleterre, a bien assez souffert de ces coquins de jaugeurs de l’excise qui sont tombés sur elle comme une nuée de sauterelles ; il convient à un bon citoyen de lui procurer une petite goutte de quelque chose pour lui regaillardir le cœur.

En l’interrogeant encore, j’appris qu’il avait souvent passé par ces montagnes pour faire la contrebande avant et depuis son établissement à Osbaldistone-Hall. Cette circonstance n’était pas indifférente pour moi, car elle me prouvait qu’il était très en état de me servir de guide.

Nous voyagions alors moins précipitamment ; et cependant le cheval d’André, ou plutôt André lui-même avait toujours une forte propension à accélérer le pas, et j’étais souvent obligé de le modérer. Le soleil était levé, et mon conducteur se retournait fréquemment pour regarder derrière lui, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Enfin nous arrivâmes sur la plateforme d’une montagne très élevée que nous mîmes une demi-heure à gravir, et d’où l’on découvrait toute la partie du pays que nous venions de parcourir. André s’arrêta, jeta les yeux de ce côté, et n’apercevant encore dans les champs ni sur les routes aucun être vivant, sa physionomie prit un air de satisfaction ; il se mit à siffler, et finit par chanter un air de son pays dont le refrain était :

 

.........Oh ! ma Jessie !

Te voilà donc dans ma patrie,

Et ton clan ne te verra plus.

 

En même temps il passait la main sur le cou de son cheval, le flattait et le caressait, ce qui réveilla mon attention et me fit reconnaître à l’instant une jument favorite de Thorncliff Osbaldistone.

– Que veut dire ceci, André ? lui dis-je en fronçant le sourcil ; cette jument est à M. Thorncliff.

– Je ne dis pas qu’elle ne lui a point appartenu dans le temps, M. Frank, mais à présent elle est à moi.

– C’est un vol, misérable !

– Un vol, Dieu me préserve ! M. Frank, personne n’a le droit de m’appeler voleur. – Voici ce que c’est, M. Thorncliff m’a emprunté dix livres[52] pour aller aux courses de chevaux d’York, et du diable s’il a jamais pensé à me les rendre ; bien au contraire, quand je lui en parlais, il disait qu’il me casserait les os. Mais à présent il faudra qu’il me paie jusqu’au dernier sou s’il veut revoir sa jument, et sans cela il n’aura jamais un crin de sa queue. Je connais un fin matois de procureur à Loughmaben, j’irai le voir en passant, et il saura bien arranger cette affaire. Un vol ! non, non. Jamais André Fairservice ne s’est chauffé à un tel fagot. C’est un gage que j’ai saisi. Je l’ai saisi moi-même au lieu de le faire saisir par un huissier, voilà toute la différence. C’est la loi, et j’ai épargné les frais des gens de justice par économie.

– Cette économie pourra vous coûter plus cher que vous ne le pensez si vous continuez à vous payer ainsi par vos mains sans autorité légale.

– Ta, ta, ta ! nous sommes en Écosse à présent, et il s’y trouvera des avocats, des procureurs et des juges pour moi tout aussi bien que pour tous les Osbaldistone d’Angleterre. Le cousin au troisième degré de la tante de ma mère est cousin de la femme du prévôt de Dumfries, et il ne souffrirait pas qu’on fit tort à une goutte de son sang. Les lois sont les mêmes pour tout le monde ici ; ce n’est pas comme chez vous, où un mandat du clerc Jobson peut vous envoyer au pilori avant que vous sachiez seulement pourquoi. Mais attendez un peu, et il y aura encore moins de justice dans le Northumberland, et c’est pourquoi je lui ai fait mes adieux.

Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher Tresham, que les principes d’André n’étaient nullement d’accord avec les miens, et je formai le dessein de lui racheter la jument lorsque nous serions arrivés à Glascow, et de la renvoyer à mon cousin. Je résolus aussi d’écrire à mon oncle par la poste, pour l’en informer, dans la première ville que nous trouverions en Écosse. Mais j’avais besoin d’André, et le moment ne me parut favorable ni pour lui faire part de mon projet ni pour lui faire des reproches sur une action que son ignorance lui faisait peut-être regarder comme toute naturelle. Je détournai donc la conversation et lui demandai pourquoi il disait qu’il y aurait bientôt moins de justice dans le Northumberland.

– Ah ! ah ! me dit-il, il y aura assez de justice, mais ce sera au bout du mousquet. Les officiers irlandais et tout le bétail papiste qu’on a été chercher dans les pays étrangers, faute d’en trouver assez dans le nôtre, ne sont-ils pas rassemblés dans tout le comté ? Ces corbeaux ne s’y rendent que parce qu’ils flairent la charogne. Sûr comme je vis, sir Hildebrand ne restera pas les bras croisés. J’ai vu venir au château des fusils, des sabres, des épées. Croyez-vous que ce soit pour rien ? Ce sont des enragés diables, Dieu me préserve ! que ces jeunes Osbaldistone.

Ce discours rappela à mon souvenir le soupçon que j’avais déjà conçu, que les jacobites étaient à la veille de faire quelque entreprise hasardeuse. Mais, sachant qu’il ne me convenait de m’ériger ni en espion ni en censeur des discours et des actions de mon oncle, j’avais fui toute occasion de me mettre au courant de ce qui se passait au château. André n’avait pas les mêmes scrupules, et il parlait sans doute comme il le pensait, en disant qu’il se tramait quelque complot, et que c’était un des motifs qui l’avaient déterminé à s’éloigner.

– Tous les domestiques, ajouta-t-il, tous les paysans et les vassaux ont été enrôlés et passés en revue. Ils voulaient me mettre aussi dans la troupe ; mais ceux qui le demandaient ne connaissaient pas André Fairservice. Je me battrai tout comme un autre, quand cela me conviendra, mais ce ne sera ni pour la prostituée de Babylone, ni pour aucune prostituée d’Angleterre.